© Christian Vellas






La fonction et l’homme


La fonction fait l'homme (1). Sortez quelqu'un du rang, donnez-lui à commander trois tondus ou une armée, dix fonctionnaires ou une entreprise, et dans la moitié des cas vous allez multiplier par cent les capacités de cet individu. Ou pour le moins, si ces respon- sabilités ne le conduisent pas à tirer de lui-même des ressources insoupçonnées, son entourage ne le verra jamais plus du même œil: la fonction fait l'homme à son image.
 Donc, si la naissance, le piston, le hasard ou la chance vous ont placé dans la situation de prendre les commandes, votre réussite sera due en grande partie au seul fait d’avoir été désigné. Un peu comme ces larves d'abeilles ou de fourmis dont le destin est modifié par la qualité de la nourriture qu'e1les reçoivent. Et le pouvoir n'est-il pas un puissant aliment? On est toujours étonné de voir tel homme politique, mis soudainement sous le feu des projecteurs, investi de fonctions importantes, devenir réellement, en quelques mois, le leader que l'on attendait. Pour parvenir à ce sommet, l'heureux élu fera la moitié du chemin, en sublimant ses qualités naturelles, l”autre moitié étant couverte par le manteau de gloire qu”on jette sur ses épaules.
 Encore une fois, ce sont les circonstances exceptionnelles qui font l'homme exceptionnel. Parfois pour le meilleur, parfois pour le pire. Tel individu falot devient un héros si une situation extraordinaire se présente, alors que personne, lui le premier, ne se douterait qu'il recèle un pareil potentiel de courage, de sang-froid, d'initiative. Et telle personnalité anonyme, à peine méchante en paroles, peut se transformer en monstre si l'occasion lui est offerte de libérer sa folie.
 Ce phénomène de «révélation spontanée›› se remarque particulièrement lors des guerres, des catastrophes. Quand s'écroulent toutes les digues des contraintes habituelles. Quand l'homme découvre toute la petitesse ou la grandeur qui l”habitent.

I

 Femmes à table


 Faut-il inviter de jolies femmes à un repas entre gourmets? Surtout pas! Elles distraient et font plus penser à autre chose qu'aux plats savamment cuisinés... Je me dépêche de dire que cet avis n'est pas le mien (j”aurais même dû commencer par là!) mais celui de la plupart des grands gastronomes. Laissons-les s’expliquer.
 Le célèbre Grimot de La Reynière, par exemple, affirmait: «Tous les vrais gourmands sont d'accord que les femmes, petites mangeuses et qui trouvent toujours le temps long à table parce que c°est le lieu où l'on s'occupe le moins d'elles, doivent être bannies de tout repas savant et solide.›› Il est vrai qu'à l”époque, on passait des heures à banqueter et les estomacs devaient tenir la distance.
Certaines femmes toutefois peuvent être admises, à condition justement qu”elles n'éveillent pas de désirs amoureux et que la confusion des plaisirs ne vienne point troubler les délices gastronomiques. «Qu'est donc devenue, demandait un jour le peintre Forain à son ami et fin cuisinier Toulouse-Lautrec, cette belle fille blonde que vous n'aviez que pour manger?››
Autre gêne qu'apporteraient les femmes: leurs parfums gâchent le fumet des plats qui défilent et si votre voisine a trop appuyé sur le vaporisateur, Girardet et Bocuse ne peuvent plus rien pour vous. Les gastronomes n'aimeraient-ils pas les femmes? Ils en raffolent au contraire, en grands amateurs des bonheurs de la vie, mais tiennent à ne pas mêler des gourmandises incompatibles. Pour eux, l”amour est encore trop tôt au dessert, et ne doit venir qu'avec le pousse-café. Mais rapporter de tels propos m'épouvante et je sens l”urgence de répéter que je ne les partage pas! On n'est jamais trop prudent.

 
L’homme qui parlait aux pierres



 Il ne disait jamais trois mots de suite en société, mais parlait interminablement dès qu'il était seul. Au village, on l'appelait «Blaguo-Soulet››. A peine se retrouvait-il solitaire dans les collines, à couper sa lavande ou garder ses moutons, que Blaguo-Soulet se lançait dans des discours ininterrompus. S'il s’était contenté de marmonner en marchant, on s'en serait peu étonné.
Dans la montagne provençale, les vieux garçons malades de silence ne manquent pas. Mais Blaguo-Soulet parlait à très haute voix dans les champs, s’emportait, criait parfois et gesticu-ait comme un sémaphore. Car c'était un passionné: du feu sous l'écorce. Il semblait perpétuellement indigné, explosait en d'énormes colères, prenait parti pour les uns ou les autres, raisonnait sur tout. Un prodigieux acteur! Dommage qu°il ne s'adressait qu’aux rochers, au ciel, aux arbres et aux fleurs. On s’approchait en tapinois pour le surprendre, l”écouter quelques minutes, jouir de son éloquence. L’avis était unanime: un magnifique orateur! Ah! S’il avait voulu, s'il avait osé, Blaguo-Soulet serait devenu maire.
 C'est pendant les campagnes électorales qu°il s’enflammait en effet le mieux. Il assistait aux réunions, muet, au fond de la salle. S'enfuyait avant la fin. Mais le lendemain toute la montagne résonnait de ses discours, de ses appels, de ses exhortations! Si les pierres votaient disaient ses concitoyens, sûr que Blaguo-Soulet serait député!
Je n’ai jamais su l’origine de ce blocage étrange. Sa mère était folle paraît-il... J'ai souvent essayé de l'arrêter sur les chemins, de l’interroger: il répondait par gestes, apeuré comme un lièvre, souriait nerveusement, puis s’esquivait bien vite, poussant ses moutons. Parler à un être humain semblait désespérément au-dessus de ses forces

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Le mot le plus beau


Quel est le mot qui vous est le plus agréable à entendre? Celui qui, lancé dans une foule vous fait sursauter et vous tire comme une corde? Bien sûr, c°est votre nom. Les publicitaires connaissent cette faiblesse et l'exploitent sans vergogne. Désormais, le moindre prospectus, le plus banal concours attrape-gogos vous sont adressés avec votre nom imprimé à la meilleure place. Les bons vendeurs, les hommes politiques, les patrons paternalistes tâchent aussi de se rappeler le plus de noms possible: la ficelle est grosse mais qu”importe, puisque ça marche!
Celui qui prononce votre nom touche dans l'instant au cœur de votre personnalité. En un seul mot il vous parle de votre père, de vos ancêtres, de votre famille, d'un héritage transmis à travers les siècles (dans nos régions, la plupart des noms se sont formés au Moyen Âge, autour du 12e siècle). Il souligne votre place dans la société, vous distingue en tant qu'être humain. Ce nom est en quelque sorte votre permis d”exister. Quand on estropie votre nom, vous êtes agacés, irrités. On agresse votre «moi ». Dans certains cas on le fera d'ailleurs exprès pour vous humilier: Hé vous là-bas. .. Trucmuche... Machin... Chose...
 Si votre nom est difficile à prononcer vous n'y échapperez pas et chaque fois cela sera ressenti comme un acte inamical. Transmettre son nom: un désir souvent viscéral chez l’homme. Qui a ainsi l”impression de se perpétuer, de continuer la chaîne dont il n'est qu'un maillon. Orgueil insensé, certes... Connaître l'origine de son patronyme est également passionnant: d'où vient-on? Le nom est une précieuse indication. Il peut renseigner sur la région où vivaient nos ancêtres, leur métier, leurs qualités ou leurs défauts, leur physique, leurs bonheurs ou leurs malheurs... Il nous laisse songeurs: dire qu'il a suffi d'un seul homme, affublé d'un sobriquet, pour que des générations endossent bon gré mal gré, cet indélébile héritage!  












































 
                                                                                                                                                                                                                                                                                                             




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