© Photomontage Christian Vellas. Christ attribué à Michel-Ange? Musée du Louvre






           Pensées mauves

Dans mon agenda, il y a son nom, son adresse, son numéro de téléphone. Et pourtant l'ami est mort. Le jour de la misérable nouvelle, j'ai appelé sa famille. C'est sa voix gouailleuse qui m'a répondu: personne n'avait songé à débrancher l'enregistreur automatique. Quel choc! Il en aurait ri, le farceur.
«Je suis sorti quelques instants, disait-il, rappelez plus tard ... » Hélas! Il est sorti de ma vie pour toujours. Mais dans mon agenda il y a son nom, comme avant, que je me refuse à barrer.
Il y restera jusqu'à la fin de l'année. Encore trois mois et demi ... Mon ami mourra alors une deuxième fois, mort imperceptible, qui s'ajoutera à d'autres de ses morts à venir, au gré de souvenirs espacés. Il s'éloignera ainsi lentement, emporté par les vagues décroissantes de l'oubli.
Je n'ai pu m'empêcher de jeter un coup d'oeil sur les autres pages de mon agenda: parmi ces dizaines de noms inscrits par ordre alphabétique, lesquels devrai-je tracer en premier si Dieu continue à me prêter vie? Je fais le bilan des âges, des maladies annoncées, des pressentiments ... Pensées mauves.
Je regarde la couverture de l'agenda. Elle est noire. Je l'avais choisie ainsi, pensant: cela fait plus élégant. Je la déteste soudain. L'an prochain je la veux rouge, rouge vif, rouge sang, rouge soleil, rouge vie!



              Détails à régler
 


Discussion avec une vieille dame. Fragile comme un pétale de pivoine. Par quels détours en vient-on à parler de la mort? Malgré son âge, le sujet ne semblait point la hanter.
- J'ai des droits dans un caveau de famille, en Corse, me confie-t-elle. Grand comme une chapelle, avec un toit en tuiles et des pigeons dessus. L'endroit est charmant: on voit la mer et l'air embaume l'eucalyptus. Mais je n'irai pas. Il y a là trop de gens que je n'estime guère. Être allongé pour l'éternité à côté de coquins et de méchantes femmes! J'ai été brouillée toute ma vie avec certaines personnes logées dans ce tombeau. Ce serait mon enfer si je devais les supporter encore par-delà la mort!
- Vous préférez être à l'écart, seule, au milieu d'inconnus? Les passions humaines s'éteignent quand l'heure est venue.
- Balivernes! Mon oncle injuriait tout le monde sur son lit de mort: le curé, les héritiers, les voisins accourus ... Son agonie ne fut qu'un chapelet d'imprécations. Quelle fureur de partir! Chez nous, la mort ne change pas le caractère.
Non, voyez-vous, bien que cela ne soit pas dans la tradition familiale, je pense faire incinérer mon pauvre corps. Et faire disperser ensuite mes cendres ... Mais où ? J'hésite. En mer? Être éparpillée au large des côtes, dans l'immensité liquide, au soleil couchant. .. Dans cette colline d'oliviers et de pins, près de ma maison natale? Ou du haut de cette tour de pierres qui domine le golfe et ses voiles blanches?
La vieille dame est soudain pensive. Elle pèse le pour et le contre comme dans une agence de voyages. Ce genre de questions, quelles que soient notre insouciance ou nos convictions, se pose un jour ou l'autre. On a une certaine tendresse pour le confort de notre âme et le cérémonial du départ. Même si cela n'est destiné qu'à impressionner ceux qui restent.



              Cimetières marins
 

Dans la plupart des villes et villages de bord de mer, les cimetières occupent la meilleure place. Si en plus l'agglomération est bâtie sur des collines, l'emplacement réservé aux morts est alors toujours remarquable.
Ces sites ont été à l'évidence choisis par des marins: ils voulaient que leur tombe soit orientée vers le large, ayant ainsi l'impression de continuer à regarder mer ou océan au-delà de la mort.
Ces lieux ne sont jamais tristes. Le paysage qui s'étale à leurs pieds est somptueux, la vue panoramique. La lumière y est douce, coupée de cyprès, et de loin les tombeaux ressemblent à un troupeau de boeufs blancs assoupis. Port ou rade miroitent, les bruits de la ville se cognent aux hauts murs. Calme et sérénité.
Je préfère les cimetières qui ne sont pas trop bien entretenus.
Avec des herbes folles, des coquelicots, des croix rouillées. Le lent oubli paraît ainsi chose plus naturelle, on ne vit pas avec les morts, et les morts ont la paix. J'aime déchiffrer les inscriptions dans les marbres rongés, découvrir des dates vieilles d'un siècle, réfléchir quelques instants sur ces destins anonymes.
Ces cimetières marins éveillent la convoitise des promoteurs. Ils ragent de voir les plus beaux terrains de la ville occupés par les morts! Ils n'osent guère le dire, car le sujet est tabou, mais ils jugent inadmissible que l'on perpétue leurs privilèges. Seulement voilà: s'il est facile d'exproprier des vivants, de démolir des quartiers entiers, de chasser des milliers de locataires pour édifier des tours de béton, il est infiniment plus ardu de déloger des morts. Parfois, il y faut des siècles ...



             Bonheur posthume
 


J'aime les maisons où il y a des portraits d'aïeul inconnu aux longues moustaches. Avec un uniforme d'un autre temps, d'une autre guerre, ou avec une redingote et parfois un gibus. Elles deviennent rares hélas. Les jeunes générations décrochent les portraits de famille pour mettre les posters de leurs vedettes préférées. A la cave les vieilles barbes! Il est vrai que les gibus et les longues moustaches tiennent beaucoup de place. Et que les appartements modernes sont exigus.
Il me plairait bien pourtant, longtemps après ma mort, de continuer à participer du haut d'un cadre à la vie de mes descendants. Oh, je ne souhaite pas trôner au mur du salon et gâcher toute une pièce avec mon portrait, costumé à la mode du début du deuxième millénaire ... Un corridor mal éclairé me suffirait.
Je verrais passer des mouflets rieurs, des adolescents tourmentés, des amoureux. J'entendrais leurs bonjours et leurs au revoir. Dans un corridor, on ne peut demander plus. Ils parleraient de la pluie, parfois du beau temps, et disposeraient leurs parapluies mouillés à mes pieds. Le bonheur posthume.
Parfois, le jour des grands nettoyages, ou des envies soudaines de tout repeindre en blanc cassé, j'entendrais des menaces: «Et si on mettait ce vieux schnock au grenier ... Personne ne sait plus qui c'est. Un arrière-arrière-gâteux que l'on garde par habitude.»
Je me ferais tout petit. Une gamine mal mouchée me défendrait peut-être: «Le cadre est joli. Et c'est sans doute quelqu'un de la famille. Il a le même regard ahuri que mon frère ... »
Brave petite!


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