Le
dernier
Boléro de Ravel
CAISSE CLAIRE
Ta ca ta tap
Ta ca ta tap
Ta ca ta tap, tap tap...
Le gitan, chapeau sur les yeux, tape doucement le tempo dans ses mains.
Sur la longue table de bois débarrassée de ses verres, la Ninã est
immobile. Personne ne la regarde. Pas encore. Les hommes attablés dans
la taverne discutent, boivent. Certains lui tournent le dos. Ces
musiciens poussiéreux qui viennent gagner quelques sous...
Sur la scène du Victoria Hall, la mythique salle genevoise, le décor du
Boléro de Ravel est en place. Un chœur de quatre-vingt membres, un
orchestre symphonique. Pour son ultime étape de sa tournée d'adieux, la
Ninã a voulu la somptuosité. Elle va danser son dernier ballet. La
limite d'âge pour une danseuse, c'est quand ? La Ninã a cinquante et un
ans. Toujours longue et maigre. Mais son dos ne suit plus.
Ta ca ta tap
Ta ca ta tap
Ta ca ta tap, tap tap...
S'ajoutant au battement de mains du gitan, la caisse claire de
l'orchestre enchaîne : le batteur va frapper ce tempo cent soixante
neuf fois. Sans jamais trébucher, gardant la main précise et ferme.
Parti dans un murmure, un effleurement sur la peau de mouton, il
terminera dans une apothéose de bruit et de fureur. Martelant jusqu'à
la fin ce lancinant triolet.
Le Victoria Hall est quasi plein. Le Boléro fait toujours recette.
Seules, trois places de côté à la deuxième galerie sont inoccupées. Sur
la quatrième de ce bloc isolé, numéro 901, un homme est assis :
l'inspecteur Thévaz, de la police judiciaire genevoise.
Ta ca ta tap
Ta ca ta tap
Ta ca ta tap, tap tap...
Figée, tendue, dressée sur la table de la taverne, la Ninã s'apprête à
offrir, pour la dernière fois, cette lancinante ode à l'érotisme. Des
fourmillements de tension, d'émotion, échauffent et irradient son
corps. Ce soir, la Ninã va dire adieu à une part de sa sensualité. Elle
le ressent, confusément. Elle ne dansera plus jamais pour exciter les
hommes en public, imaginer leurs cœurs battre plus fort et leurs sexes
durcir. Elle ferme les yeux, toute sa vie de danseuse défile dans sa
tête. La gamine qui imitait les grandes dans les rues de Séville,
copiant leurs pas, l'adolescente fière de ses récents appas, qui se
trémoussait devant les garçons, la jeune femme qui tapait du talon dans
les flamencos...
La flûte lance les premières notes du thème. La Ninã ouvre les yeux,
lentement, puis lève un bras, lentement, jusqu'au dessus de sa tête,
tourne sa main, lentement, puis redescend pour caresser son sein, sa
hanche, si lentement... La deuxième partie de la mélodie lui fait lever
l'autre bras, qui suit le même chemin, la même caresse. À présent, elle
se cambre, projette son ventre en avant, ondule, frappe du talon,
claque des doigts. Sur sa chaise, imperturbable, le gitan martèle le
rythme dans ses mains. Les buveurs attablés ont soudain cessé de
parler. L'ombre de La Ninã envahit les murs mal éclairés, son châle
déployé forme des ailes immenses.
CLARINETTE 1´ 02
La première phrase du thème a été reprise par une clarinette de
l'orchestre, qui s'est ajoutée à la flûte. Début d'une répétition
obsédante, hypnotisante. La Ninã danse sa vie. Elle aussi n'a fait que
répéter ses amours, passant de l'un à l'autre avec la régularité d'un
métronome. Trois semaines, trois mois, jamais trois ans. Est-ce sa
faute si ses désirs se lassent vite, si son cœur ne s'attache pas ?
Elle a osé suivre ses envies, ses passions. Femme libre. Combien
d'amants ont étreint son corps, brûlé entre ses bras ? À chaque fois
elle les a quittés en riant, se moquant de leur désarroi, de leur
humiliation. Elle les a toujours lâchés pour un autre : au suivant, au
suivant... Des jaloux se sont battus pour elle. Des balafres, des
cicatrices portent son nom. Aimer la Ninã est une malédiction. Elle le
sait et les prévient : si je t'aime, défend-toi. Si tu m'aimes, pauvre
de toi !
Tous sont assez prétentieux pour ne pas la croire. Eux réussiront à la
garder ! À mater ce caractère sauvage. Ils s'en persuadent. Leur sort
est pourtant inéluctable. Elle n'a aucune pitié dès qu'un autre homme
la trouble. Le précédent n'existe plus en quelques instants. A-t-il
jamais existé ? Et le prochain, se doute-t-il que son temps est compté
? Pour La Ninã, l'amour c'est toujours la même chose... L'amour ? Le
désir seulement, l'attirance, l'errance des corps. Est-ce sa faute si
elle est incapable d'aimer ?
La Ninã danse. Ses jambes, ses hanches, ses reins tendus en avant, ses
seins, ses épaules, ses bras rejetés en arrière. Le rythme est encore
lent. Arrivée en bout de table, elle virevolte et sa robe rouge à
volants découvre des éclairs de cuisse. Son regard est lourd, fixe,
elle fascine une proie invisible. Dans la taverne, les hommes se sont
levés, rapprochés. Ils la cernent, les yeux luisants. Cette gitane est
une diablesse.
BASSON 1´ 53
Un basson de l'orchestre lance la deuxième phrase du thème, la deuxième
et la dernière. L'argument sera désormais répété, inlassablement,
scandé par la caisse claire.
Ta ca ta tap
Ta ca ta tap
Ta ca ta tap, tap tap...
La Ninã danse sur la table, semblant indifférente aux hommes en dessous
d'elle. Ses talons, à hauteur de leurs yeux, semblent les piétiner.
Elle tourne, soulève un pan de sa robe andalouse... Figée au-dessus des
hanches, la figure sans expression, ses bras et jambes ondulent
lascivement. À quoi pense-t-elle à cet instant ? Son dernier Boléro...
Combien d'hommes sont devenus fous en la regardant danser ? Dans ce
ballet, vingt danseurs l'encerclent. Ses amants ont été bien plus
nombreux. La Ninã tente de se souvenir des plus marquants. Le premier,
à quatorze ans, pour se débarrasser de sa virginité. Puis un benêt qui
a cru que le mariage allait de soi ensuite, l'honneur, la famille, les
enfants à venir, tais-toi et suis-moi. Le troisième ensuite... Non ! Ne
plus penser à ce troisième. Trop douloureux. Elle tape frénétiquement
la table du talon comme si elle voulait écraser cette blessure.
Le quatrième, le cinquième. Aucun souvenir. Le dixième, le quinzième.
Rien. Dans ce défilé, parfois, une image immerge. Celle de ce jeune
homme pressé et trop fougueux par exemple. Elle se rappelle cet
emballement. La chaleur, la moiteur, nus tous deux sur les draps
blancs. La fenêtre grande ouverte et la rue en contrebas. Il avait
choisi le Boléro sur sa chaîne hi-fi. Rien d'original : ce morceau est
le plus joué dans le monde lors des ébats sexuels.
Pourquoi cet engouement universel ? Peut-être pour la répétition
mécanique, le rythme du va-et-vient lors de l'acte ? Qui sait ? Mais
surtout pour le crescendo, la montée du désir, qui enfle, qui enfle,
jusqu'au paroxysme et l'orgasme final, l'explosion libératrice... Seul
ennui, la durée du morceau : dix-sept minutes, c'était un peu court
pour la Ninã qui aimait prendre son temps pour s'émouvoir. D'où sa
frustration quand cet amant inexpérimenté retomba pantelant à ses
côtés. Elle s'était alors levée pour remettre le disque. Ce jour-là,
les voisins avaient dû subir plusieurs fois de suite cet obsédant
Boléro...
PETITE CLARINETTE MI-BÉMOL 2´ 44
La Ninã danse et ne sourit jamais. Dominatrice, le regard noir. La
petite clarinette a ajouté sa voix. Soutenue par les pizzicati des
violons et de la contrebasse. La Ninã marque le tempo avec son
éventail, l'ouvre, le ferme d'un claquement sec. L'inspecteur Thévaz
goûte-t-il cette musique arabisante, sent-il ces odeurs de jasmin,
entend-il cette fontaine qui coule, est-il troublé par cette odalisque
qui ondule ? Il songe aux messages haineux que reçoit la Ninã depuis
plusieurs semaines.
Il connaît leur teneur, ils figurent dans le dossier. « Tu es une pute.
L'heure du châtiment approche. Tu vas mourir salope ! ». « Ton dernier
Boléro sera bien le dernier. Tu seras abattue comme une chienne ! ». «
Tu vas payer pour ta morgue. Fais tes prières, prostituée ! ».
Ce ne sont pas des SMS. Thévaz sait, même s'il est difficile de
retrouver l'auteur quand les adresses d'envoi sont piratées, que la
police finit par dénicher l'expéditeur. Les menaces sont donc
transmises selon la bonne vieille méthode : une lettre avec des mots
découpés dans des journaux de la presse internationale. Et
vraisemblablement des gants lors des manipulations, pour ne pas laisser
de traces, empreintes digitales ou ADN. On a affaire à un
professionnel, sourit l'inspecteur.
La Ninã reçoit ces missives partout où elle se trouve lors de sa
tournée d'adieux. À l'hôtel, sur le plateau de son premier
petit-déjeuner. « Tu n'as plus que quelques jours à vivre. Fini de
danser, catin ! ». Une voix étouffée au téléphone (toujours de cabines
publiques bien sûr) la menace régulièrement avant qu'elle ait le temps
de raccrocher : « Tu vas crever...Tu vas payer...Tu sais pourquoi ? ».
La Ninã ne sait pas : un de ses anciens amants ? Une rivale ? Un fou ?
Elle a peur.
HAUTBOIS D’AMOUR 3´ 36
Pour danser le Boléro, la Ninã a voulu revenir aux sources. Trop
d'interprétations ont, selon elle, perverti l'intention de Ravel. Quel
dommage que la version de Maurice Béjart soit si brillante, si célèbre
! Béjart, regrette-elle, a vampirisé l'œuvre du compositeur. Il aurait
dû, au moins, en rester à sa première mouture quand il créa ce ballet
en 1961 pour la danseuse yougoslave Duska Sifnos. Béjart avait alors
déjà éliminé le pittoresque folklorique : la table de taverne était
devenue un plateau rond et rouge écarlate. La danseuse n'était plus
vêtue de la chatoyante robe andalouse, mais ondulait en simple maillot
blanc et noir. L'universel avait remplacé le local. Cette femme
provoquante incarnait la mélodie. Envoûtante. Répétée. Le rythme, lui,
était représenté par une ronde d'hommes qui tournait autour d’elle, à
ses pieds, hommes qu’elle dominait et exaspérait.
Pourquoi Béjart, dix-huit ans plus tard, invertit les rôles ? La Ninã
ne l'admet pas. La danseuse excitante était devenu un danseur au corps
sculptural, et les hommes qui la convoitaient remplacés par des
bacchantes échevelées. Tout le sens du Boléro de Ravel fut ainsi
changé. Béjart avait cédé à la passion pour son amant, Jorge Donn.
Qu'il pleura en ces termes, à sa mort en 1994 : « Mon grand amour
a été Jorge, c'était un amour extraordinaire, il me manque, il est
irremplaçable."
Cette solution ne convainquit toutefois pas entièrement Béjart. Il se
rendit compte que son ballet était ainsi moins crédible, moins sensuel.
Le groupe de danseuses peinait à illustrer des dévoreuses d'hommes et
le Dyonisos qui planait divinement au-dessus de leurs têtes semblait
hors de portée de leurs désirs...
Six mois après cette expérience, Béjart ira donc au bout de ses envies
: il entoure exclusivement Jorge Donn de beaux mâles, aux corps
ciselés, adorateurs en transes d'un jeune dieu et dansant enlacés de
faux-airs de sirtaki. Le désir terrestre était devenu désir sacré.
TROMPETTE AVEC SOURDINE 4´ 28
Au sixième rang de l'orchestre, Silvio Luiz joue de la trompette. Pour
lui, ce Boléro est une danse macabre. L'obsédante répétition du motif,
le crescendo envahissant jusqu'à l'explosion finale. La Ninã l'a
humilié, bafoué, chassé... Lui aussi, lui aussi, lui aussi. Il la
hait.
Silvio Luiz a si souvent joué le Boléro qu'il connaît tout de l'œuvre
inclassable, pépite de l'art chorégraphique. Que de polémiques, de
stupeurs et d'incompréhension parfois. « Au fou ! Au fou ! » s'était
écrié une auditrice lors de la première orchestrale. Ravel, commentant
cette réaction rapportée par son frère, avait acquiescé : « Au moins
une qui a compris ! ». Le compositeur sera en effet toujours
irrité de constater que cette composition, mineure selon lui (« Une
simple étude d'orchestration, vide de musique ! »), a fini par dévorer
son œuvre. Mais c'est là une constante chez les artistes : ils
aimeraient être reconnus pour le meilleur de leur création et leur
célébrité repose souvent sur ce qu'ils estiment être une œuvrette
marginale. Tragiques malentendus.
Ravel a composé ces quelque dix-sept minutes de musique envoûtante sur
commande. C'est Ida Rubinstein, l'ancienne étoile des ballets russes de
Diaghilev, qui le sollicita. Fortunée, elle finançait des compagnies et
soutenait chorégraphes et musiciens. Faites-moi un ballet de caractère
espagnol, demanda-t-elle à la fin de 1927. Ravel n'avait plus composé
pour le ballet depuis huit ans (La Valse en 1919) et pensa tout d'abord
orchestrer des pièces de la suite pour piano d'Albeniz (Iberia).
Contretemps : il apprend que les droits d'Iberia appartiennent au
directeur de l'orchestre symphonique de Madrid, Enrique Arbós. La tuile
! Il travaillait déjà depuis plusieurs mois sur ce projet. Dépité et
furieux, Ravel change son fusil d'épaule et se lance dans un défi
jamais tenté : « Pas de forme proprement dite, pas de développement,
pas ou presque de modulation ; un thème genre Padilla (José Padilla
Sánchez, compositeur espagnol, 1889-1960), du rythme et de l'orchestre
», écrit-il alors à son ami Joaquín Nin (pianiste et compositeur
cubain, 1879-1949).
Enrique Arbós, apprenant le dépit de son confrère, propose cependant de
lui céder ses droits sur Ibéria. Trop tard, et c'est un heureux coup du
destin ! Ravel a déjà un autre air en tête. Nous sommes en été 1928. Un
ami, Gustave Samazeuilh, lui aussi compositeur et critique musical
(1877-1967), lui rend visite à Ciboure. Avant d'aller se baigner dans
la baie, Ravel pianote avec un seul doigt :
« Ne trouvez-vous pas que ce thème a de l'insistance ? Je vais essayer
de le redire un bon nombre de fois, sans aucun développement, en
graduant de mon mieux mon orchestre... ». Ravel plaisante-t-il ?
D'autant qu'il ajoute, rigolard : « Des fois que ça réussirait comme la
Madelon ! »
SAXOPHONE TÉNOR 5´ 20
Le saxophone ténor – expressive, vibrato – est entré dans la danse.
L'inspecteur Thévaz aime-t-il le Boléro ? Une ritournelle un peu trop
envahissante à son goût. Ce « Ta ca ta tap, ta ca ta tap, ta ca ta tap,
tap tap ... » l'obsède. Depuis que sa hiérarchie l'a désigné pour cette
enquête foireuse, il l'entend résonner dans sa tête jour et nuit.
Pourquoi a-t-il cédé à la tentation d'en faire la mélodie d'appel de
son portable ? Parce que depuis le 1er mai 2016 elle est tombée dans le
domaine public ? Un flic amateur de ballet, ce n'est certes pas
courant. Mais on sait qu'il chasse les jolies danseuses, pas les
danseurs.
« Tu connais l'entourage de la Ninã... Ses intrigues. Coincer un
corbeau qui menace de mort une étoile finissante... Plainte a été
déposée. Nous n'avons pas d'autres amateurs d'espagnolades dans le
service. Bonne chance, « spécialiste » ! ».
Justement, il entend vibrer l'appareil dans sa poche. Ouf ! Il a
pensé à couper la sonnerie et son écouteur est branché à son oreille.
C'est la centrale de Carl-Vogt qui l'appelle :
- On a contrôlé les entrées. Rien de suspect. Mais garde l'œil.
Thévaz serre les poings : combien de personnes pouvaient-elles haïr la
Ninã jusqu'à souhaiter sa mort ? Il caresse la crosse de son arme de
service sous sa veste. Et se glisse dans la pénombre jusqu'à la place
712, qui surplombe la scène.
COR ET CÉLESTA 7´ 06
Silvio Luiz souffle dans sa trompette l'obsédante répétition. Lui aussi
s'est interrogé : est-il plausible que Ravel se soit inspiré des «
Vexations » d'Erik Satie, composé en 1893, soit 35 ans avant le Boléro
? Satie propose un thème court, joué à la basse, suivi du même thème
harmonisé, revient au thème court, puis au thème ré-harmonisé. Une
structure qui tourne en boucle... 869 fois !
Une performance folle qui a fait reculer les musiciens, et leur public,
durant des dizaines d'années. Satie n'a sans doute jamais interprété sa
partition et elle n'a parue qu'après sa mort. Silvio Luiz sait que le
compositeur américain John Cage fut le premier à avoir eu l'audace
d'interpréter les « Vexations » en 1963 à New-York. Mais en s'associant
à dix pianistes qui se sont relayés durant 18 heures ! En Europe, le
spécialiste des ondes Martenot, Thomas Bloch, fit plus fort en 1984 :
au piano il joua seul cette œuvre minimaliste durant 24 heures à
Colmar, de midi à midi. Musique ou marathon sportif ? Hébétude,
abrutissement, ennui... Pour Silvio Luiz, qui se garde bien de le
proclamer, les « Vexations » sont une plaisanterie assez douteuse.
Erich Satie avait l'humour triste et désabusé.
COR ANGLAIS, CLARINETTES, HAUTBOIS 7´ 57
Dans la salle, au deuxième rang, place 218, une femme d'âge mûr se
cramponne à un sac noir posé sur ses genoux. L'inspecteur Thévaz l'a
reconnu. C'est la mère d'un jeune danseur, récent amant de la Ninã. Une
tocade de plus pour l'Andalouse, qui a consommé ce presque adolescent
en quelques jours. Elle aurait dû mettre plus de douceur quand elle l'a
congédié. Le jeune homme est devenu fou. A hurlé dans la ville comme un
loup blessé. L'a poursuivie, suppliée, guettée, pour se jeter à ses
pieds, se traîner à ses genoux. Ce chagrin démesuré a fait rire la
Ninã. Allons ! C'était ridicule. Il fallait que ce garçon apprenne la
vie. Elle aussi avait connu ce genre de désespoir. Son fameux troisième
homme... Quand elle s'était donnée tout entière, à jamais. Sans calcul,
sans solution de repli. Quand elle s'était jetée dans le vide de
l'amour absolu. Quand elle avait joué sa vie comme une idiote. Les
grands mots, les grandes douleurs, les grandes illusions. Qu'on est
stupide à dix-huit ans !
La Ninã ricane, mais sait que l'échec de cet amour unique l'a détruite.
L'a empêchée d’aimer à nouveau. Pourquoi ? Depuis, elle a humilié les
hommes comme un homme l'a autrefois humiliée. Revanches en série. Un
thème répétitif, implacable, semblable à celui de cet infernal Boléro.
L'inspecteur Thévaz est inquiet en repérant la mère du jeune éconduit.
Car le drame est survenu : le malheureux s'est pendu. Avec une longue
écharpe de la Ninã, parfumée à la bergamote. Que fait cette mère
désespérée, à quelques mètres de la scène où ondule la séductrice ?
TROMBONNE (suraigu) 8´ 49
La Ninã danse. Le trombone reprend le thème. Déjà plus de huit minutes
que la gitane se cambre et se plie sur la table de la taverne. Soudain
une choriste sort du rang et d'une voix forte et claire chante :
« Vis,
Tes amours et tes folies,
Vis,
Vis ta vie et tes envies,
Vis,
Brave tous les interdits,
Dis,
Dis au monde que tu vis... »
C'est la Ninã qui a voulu ces paroles. Ultime défi. Elle tourne le dos
à la salle, écarte ses bras interminables, accueille et revendique le
cri de sa liberté.
Une deuxième choriste la rejoint :
« Vis,
Tes amours et tes folies... »
Puis une troisième.
« Vis,
Vis ta vie et tes envies... »
Le thème revient, revient encore, revient sans cesse. Une quatrième
choriste, une cinquième. Leurs voix mêlées vibrent à l'unisson,
toujours plus puissantes. Une sixième, une septième...
« Dis,
Dis au monde que tu vis... »
L'ensemble du chœur gronde. Houle de fond, toujours recommencée.
L'orchestre amplifie la mélodie, instrument par instrument. Le public
est figé dans l'écoute. Mais on est encore loin de l'apothéose.
L'inspecteur Thévaz se demande si ses supérieurs savent qu'il a été sur
la liste des amants de la Ninã. Qu'il la hait comme tous les autres.
Qu'il a cru, à son tour, pouvoir la garder et régner sans partage sur
son corps et son cœur. Naïf, aveugle, pauvre type ! Il a souffert. Lui
aussi, lui aussi, lui aussi... De cette douleur qui explose tout
d'abord dans la tête, dans les yeux qui coulent, dans la poitrine qui
hoquette. Puis devient plus sourde, glaciale, et s'installe à demeure
dans tout l'être. Tapie comme une bête blessée. La salope ! A-t-il aimé
la Ninã ? Il ne le sait même pas. Le sexe n'a rien à voir avec l'amour,
alors que l'amour a tout à voir avec le sexe...
PICCOLO, FLÛTES, HAUTBOIS, CLARINETTES, VIOLONS 10´ 32
D'autres instruments viennent augmenter la puissance du thème,
inlassablement répété. Il devient urgent qu'un incident rompe cette
oppression. S'extirpant de la ronde qui ondule sous la Ninã, un danseur
saute sur la table. Enfin ! Cambré, altier, il se dresse face à la
femme, bras levés. Torero face au taureau. Mais qui domine ? La Ninã
esquive, frôle, provoque... Dans la salle du Victoria Hall, la tension
est montée d'un cran. Désormais, c'est une danse sexuelle entre un
homme et une femme. Et des centaines de voyeurs qui assistent à ce
trouble. La femme excite l'homme, l'homme veut prendre la femme.
L'urgence du désir. Cet affrontement n'est qu'un simulacre. Codifié.
Chacun sait l'issue de ce ballet séducteur. Qui, dans le Boléro de
Ravel, dure donc dix-sept minutes. Longues et chaudes, les minutes !
L'inspecteur Thévaz est descendu discrètement à la première galerie,
place 660. Contempler la Ninã qui se colle et s'enroule au beau danseur
lui met la tête en feu. Réveille et exaspère sa jalousie. Une fois de
plus, il s'assure que son arme règlementaire est bien accrochée sous sa
veste. Comme si la menace le visait, lui. D'un revers de manche, il
essuie la sueur qui perle à son front. Ces salles de concert sont trop
chauffées. Il ne peut plus supporter la vision du corps de son ancienne
amante, qui bouge ses hanches et ses seins à quelques centimètres du
corps d'un autre homme. Jeu théâtral ? Qu'importe !
VIOLONS ET BOIS (JEUX DE TIERCES ET QUINTES) 11´ 22
Thévaz tente de reprendre ses esprits en fixant son attention sur les
anges qui décorent la courbure du somptueux plafond. Des anges ailés,
munis d'attributs féminins. Quelle erreur ! Thévaz se refuse à admettre
que les femmes puissent être des anges. Et tous ces rouges couleur sang
qui dégoulinent de partout, des guirlandes, des mascarons, des
monogrammes, ces lettres V et H entrelacées, ces palmes, ces lyres, ces
cariatides... L'entier du vocabulaire rococo. Une boîte à bonbons
fulmine l'inspecteur.
Son téléphone vibre :
- Ici la Centrale. On a du nouveau. Un nouvel appel. Une voix,
trafiquée sans doute, nous a affirmé que la Ninã dansait bien ce soir
son dernier Boléro. En ricanant sur le mot « dernier ». Fais gaffe.
Cela semble sérieux. Veux-tu des renforts ?
Non. L'inspecteur Thévaz assure que ces menaces sont encore de
sinistres plaisanteries. Surtout ne pas inquiéter le public par un
inutile déploiement de forces. D'ailleurs, le Boléro touche à sa fin :
plus que six grosses minutes maintenant.
JEUX D’OCTAVES : TROMPETTE, BOIS, VIOLONS 12´ 13
Pourquoi l'inspecteur a-t-il autant la bougeotte ? Le voici à présent à
la place 414, juste au-dessus de la scène. Comme un chasseur qui se
rapproche de sa proie. Il progresse au rythme de la musique qui enfle.
Les choristes chantent à pleine voix. L'orchestre se rue vers sa
plénitude. La Ninã danse, danse. Son regard filtre à travers ses cils
baissés. Elle danse, se tord, tourne autour de son partenaire,
l'attire, le repousse. Encore un cor, des flûtes, un deuxième violon,
puis un trombone. Tierces et quintes. Silvio Luiz souffle dans sa
trompettr... La musique submerge, brûle, emporte, plus forte que les
sentiments.
Vite ! Dans quelques instants tout sera fini. L'inspecteur a couru
jusqu'au parterre et se faufile au premier rang, à quelques mètres de
la scène. Trouve un strapontin. Glisse un bras sous sa veste. Pour
comprimer les battements de son cœur ?
Les danseurs de la troupe ont tous bondi sur la vaste table ronde.
Serrent la Ninã, l'emprisonnent, la pressent. Cet oiseau qui se débat
va-t-il leur échapper ?
GROSSE CAISSE, CYMBALES, TROMBONES, 16´ 06
La Ninã est soulevée, portée par une forêt de bras. Comme un trophée.
Elle domine cette grappe d'hommes, ses longues mains en arceau
au-dessus de sa tête, sourit enfin, triomphante. L'orchestre se
déchaîne, grosse caisse, glissandi de trombones, bruit assourdissant
des cymbales.
Qui entend alors ces deux coups de feu lors de l'ultime accord
dissonant ? Qui perçoit les tirs dans le fracas de l'écroulement
musical ? L'inspecteur est debout, son calibre à la main. La Ninã est
retombée, pantelante, dans les bras de ses danseurs. Du sang perle sur
sa robe écarlate. Son dernier Boléro...
Cris, hurlements, bousculades, panique. Les spectateurs fuient. Les
plus forts, les plus gros, piétinant les faibles. Dans cette cohue,
Thévaz a sauté sur la femme au sac noir. Prostrée. Qui tient dans ses
doigts crispés son pistolet.
Christian Vellas
Mars 2018
Cette nouvelle, raccourcie, a été publiée dans le recueil rendant
hommage aux cent ans des éditions Slatkine (1918-2018), ouvrage publié
lors du Salon du Livre de Genève, en avril 2018.
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