Un peu de soleil le matin (5)




                                                                                                                                                                                                                      Salvé

Chroniques de la vie qui passe




La dame aux pots

 
     

La vieille dame menue, qui trottinait dans son jardin de poupée, m'apostrophait chaque jour sur le chemin de l'école:
      - Hé petit! Combien ça fait un cheval noir plus deux blancs?
      - Trois « chevals » café-au-lait, madame. (La réponse était convenue: elle me l'avait soufflée la première fois).
      - Bravo! je vais te donner une rose.
 
Les adultes disaient qu'elle était sonnée, cinglée, ou fêlée, piquée, dingo ou marteau, toquée, maboul ou timbrée, et ces appréciations qui enrichissaient certes mon vocabulaire, me paraissaient prodigieusement injustes.
Quand elle ne grattait pas ses plates-bandes comme une poule, la vieille dame passait son temps à confectionner des pots en terre glaise, de toutes formes, de toutes tailles. Son jardin en était couvert. Alignés, ils serpentaient le long des allées, délimitaient les carrés d'iris et de soucis, couraient autour des lilas et des romarins, grimpaient sur chaque marche de l'escalier, puis pénétraient en troupes serrées à l'intérieur de la maison. Comme elle continuait sans relâche sa fabrication, j'observais avec intérêt la progression de cette armée de pots, imaginais l'envahissement progressif de chaque pièce, et attendais le moment où ils sortiraient par la lucarne du toit. Mon admiration était sans bornes.

La vieille dame ne me donnait pas la rose. De derrière sa clôture, elle me disait simplement:
- Vois cette belle jaune... On ne va pas la couper, mais elle est à toi. Pour la reconnaître, je lui enroule un papier d'argent autour de la tige. Là... Voilà. C'est ta rose maintenant.
Je repartais le cœur content et pensais à ma rose toute la journée. Quand elle était fanée, la dame aux pots enlevait le papier brillant et m'offrait aussi généreusement une autre rose. Il suffisait pour cela que je réponde juste:
- Trois « chevals » café-au-lait, madame.




Masochiste au foyer

 


Certaines femmes sont atteintes d'un étrange défaut. A peine vous ont-elles ouvert la porte qu'elles s'exclament: « Ne faites pas attention! C'est tout en désordre... Je n'ai pas eu le temps de ranger... C'est épouvantable! »

Bien entendu, l'appartement vous paraît tenu normalement et d'ailleurs vous n'avez pas l'œil inquisiteur. Ces questions ménagères vous laissent froid et vous n'êtes pas là pour faire l'inventaire de prétendus laisser-aller. Mais l'hôtesse insiste: « Regardez ces toiles d'araignée! J'ai beau les enlever, il suffit d'une nuit pour qu'elles reviennent... »

Non, vous n'aviez rien remarqué. Vous étiez en train de penser que la dame avait de jolis yeux mais elle vous rappelle impitoyablement que tout n'est que poussière: « Les enfants laissent traîner n'importe quoi! Leur chambre est un champ de bataille... Ils me rendent folle! »
Vous aimeriez parler d'autre chose. En vérité ces détails ne vous choquent pas, mais pas du tout, car vous n'auriez rien observé sans cette insistance masochiste. Au moment du café, on vous fera encore constater que la soucoupe est légèrement ébréchée (« Si, si, je vous assure... On la voit mal mais c'est une fêlure... Je suis désolée! »), que les biscuits ne sont pas du jour (Tiens, c'est vrai. Mais si elle ne l'avait dit...), ou que le fauteuil a une tache.

Effectivement, il vous semble tout à coup que cette maison a l'air négligé. Alors que cette idée ne vous aurait jamais effleuré l'esprit, vous vous surprenez maintenant à inspecter cet intérieur d'un regard critique. En partant, après avoir encore reçu mille ex­cuses pour des désordres plus ou moins imaginaires, vous êtes entraîné malgré vous à dire maladroitement: « Ces araignées... Ne re­grettez pas trop... Au moins elles mangeront toutes vos mouches! ».





De grâce aimez-le!

 



Cela n'y paraît guère, mais Monsieur Dehautecœur est un homme anxieux: il redoute de rencontrer quelqu'un qui ne l'aime point. Cette idée lui est insupportable. Il court le monde la main en avant, le sourire aux lèvres, le compliment prêt à tous usages. Charmer les autres l'occupe à plein temps. Il séduit les femmes, les hommes, les jeunes, les vieux. En vrac, à chaque seconde. Les enfants l'intéresseraient moins, mais il s'extasie devant eux pour approcher les mères.                                                                                     

Monsieur Dehautecœur a la réputation d'un coureur de jupons. Il réussit cependant le tour de force de se faire l'ami des cocus. Le mari trompé ne peut imaginer que cet homme si aimable, prêt au moindre service, disponible comme pas un, puisse lui causer le plus infime préjudice. Il succombe comme les autres à cet amour contagieux.
Le secret de Monsieur Dehautecœur tient en trois mots: il est sincère. Il ne feint pas l'amour, il aime. Tout ce qui bouge, tout ce qui vit. Avec une frénésie quasiment maladive. Mais il exige la réciprocité: qu'un seul être l'ignore et il en est désespéré!
A quoi tient ce pathétique besoin d'être aimé, admiré, choyé, respecté? Il n'est point disgracieux et ne cherche donc quelque re­vanche sur un physique ingrat. Il a de la fortune, du talent
en affaires, un certain prestige en ville. Peut-être une blessure secrète ex­pliquerait ce désir incessant de compenser...

J'oubliais: Monsieur Dehautecœur a une grande soif d'honneurs. Citez son nom dans une gazette, donnez-lui un bout de ruban, dites-lui qu'il est le plus beau, le plus intelligent, même en riant, qu'il est le meilleur amant ou le plus sûr ami, et il rajeunit de dix ans sous vos yeux.
C'est un cas: s'il avait vécu au Grand Siècle (d'où il semble d'ailleurs s'être échappé...), La Bruyère aurait fait son portrait.




Qui vous a fait ça?

 


Vous changez de dentiste, de garagiste ou de plombier. A chaque fois le nouvel élu, après avoir jeté un œil sur le travail du con­frère qui l'a précédé, laissera tomber accablé: Mais qui vous a fait ça?

À l'entendre, à demi-mot s'il a quelques scrupules, à pleine voix s'il veut démolir la concurrence, vous aurez l'impression d'avoir échappé à un danger public. Vous avez une chance inouïe de l'avoir rencontré, lui, et il va s'efforcer, mais ce sera difficile, de réparer les dégâts...
Le plus inquiétant, c'est qu'il arrive à vous convaincre. Vos caries ont été négligées, votre embrayage bricolé, votre machine à la­ver trafiquée par un incapable. La liste des erreurs
de  « l'autre » est si longue que vous avez envie de tomber à genoux pour remercier votre sauveur: il vous ouvre les yeux, enfin!

Votre médecin est en vacances et vous êtes obligé de consulter ailleurs. Là, le doute va être encore plus insidieux. Sans carrément dénigrer son confrère, le toubib vous dira: Nous allons changer votre traitement. Les remèdes que je vous prescris sont « nouveaux »... A mon avis, ils sont plus
« efficaces »... Il est bon maintenant d'essayer « autre chose »...
Jamais au grand jamais on ne fera l'éloge du prédécesseur et les silences seront lourds de sous-entendus. Mon Dieu, penserez-vous, étais-je vraiment entre les mains d'un charlatan?

Bien entendu, si vous apportez une nouvelle fois votre clientèle ailleurs, le même refrain reprendra: Mais qui vous a fait ça! A croire qu'on ne peut se fier à personne, et que vous êtes condamné à errer d'un sagouin à un saboteur, d'un inconscient à un farfelu, d'un profiteur à un voleur.

Faites quand même la part du feu: dire du bien d'un confrère est probablement inhumain.
 

 

 

 
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