Salvé
Chroniques de la vie qui passe
La dame aux pots
La vieille dame menue, qui trottinait dans son jardin de poupée,
m'apostrophait chaque jour sur le chemin de l'école:
- Hé petit! Combien ça fait un cheval
noir plus deux blancs?
- Trois « chevals »
café-au-lait, madame. (La réponse était convenue:
elle me l'avait soufflée la première fois).
- Bravo! je vais te donner une rose.
Les adultes disaient qu'elle était sonnée,
cinglée, ou fêlée, piquée, dingo ou marteau,
toquée, maboul ou timbrée, et ces appréciations
qui enrichissaient certes mon vocabulaire, me paraissaient
prodigieusement injustes.
Quand elle ne grattait pas ses plates-bandes comme une poule, la
vieille dame passait son temps à confectionner des pots en terre
glaise, de toutes formes, de toutes tailles. Son jardin en était
couvert. Alignés, ils serpentaient le long des allées,
délimitaient les carrés d'iris et de soucis, couraient
autour des lilas et des romarins, grimpaient sur chaque marche de
l'escalier, puis pénétraient en troupes serrées
à l'intérieur de la maison. Comme elle continuait sans
relâche sa fabrication, j'observais avec intérêt la
progression de cette armée de pots, imaginais l'envahissement
progressif de chaque pièce, et attendais le moment où ils
sortiraient par la lucarne du toit. Mon admiration était sans
bornes.
La vieille dame ne me donnait pas la rose. De derrière sa clôture, elle
me disait simplement:
- Vois cette belle jaune... On ne va pas la couper, mais elle est
à toi. Pour la reconnaître, je lui enroule un papier
d'argent autour de la tige. Là... Voilà. C'est ta rose
maintenant.
Je repartais le cœur content et pensais à ma rose toute la
journée. Quand elle était fanée, la dame aux pots
enlevait le papier brillant et m'offrait aussi
généreusement une autre rose. Il suffisait pour cela que
je réponde juste:
- Trois « chevals » café-au-lait, madame.
Masochiste au foyer
Certaines femmes sont atteintes d'un étrange défaut. A
peine vous ont-elles ouvert la porte qu'elles s'exclament: « Ne
faites pas attention! C'est tout en désordre... Je n'ai pas eu
le temps de ranger... C'est épouvantable! »
Bien entendu, l'appartement vous paraît tenu normalement et
d'ailleurs vous n'avez pas l'œil inquisiteur. Ces questions
ménagères vous laissent froid et vous n'êtes pas
là pour faire l'inventaire de prétendus laisser-aller.
Mais l'hôtesse insiste: « Regardez ces toiles
d'araignée! J'ai beau les enlever, il suffit d'une nuit pour
qu'elles reviennent... »
Non, vous n'aviez rien remarqué. Vous étiez en train de
penser que la dame avait de jolis yeux mais elle vous rappelle
impitoyablement que tout n'est que poussière: « Les
enfants laissent traîner n'importe quoi! Leur chambre est un
champ de bataille... Ils me rendent folle! »
Vous aimeriez parler d'autre chose. En vérité ces
détails ne vous choquent pas, mais pas du tout, car vous
n'auriez rien observé sans cette insistance masochiste. Au
moment du café, on vous fera encore constater que la soucoupe
est légèrement ébréchée (« Si,
si, je vous assure... On la voit mal mais c'est une fêlure... Je
suis désolée! »), que les biscuits ne sont pas du
jour (Tiens, c'est vrai. Mais si elle ne l'avait dit...), ou que le
fauteuil a une tache.
Effectivement, il vous semble tout à coup que cette maison a
l'air négligé. Alors que cette idée ne vous aurait
jamais effleuré l'esprit, vous vous surprenez maintenant
à inspecter cet intérieur d'un regard critique. En
partant, après avoir encore reçu mille excuses pour
des désordres plus ou moins imaginaires, vous êtes
entraîné malgré vous à dire maladroitement:
« Ces araignées... Ne regrettez pas trop... Au moins
elles mangeront toutes vos mouches! ».
De grâce aimez-le!
Cela n'y paraît guère,
mais Monsieur Dehautecœur est un homme anxieux: il redoute de
rencontrer quelqu'un qui ne l'aime point. Cette idée lui est
insupportable. Il court le monde la main en avant, le sourire aux
lèvres, le compliment prêt à tous usages. Charmer
les autres l'occupe à plein temps. Il séduit les femmes,
les hommes, les jeunes, les vieux. En vrac, à chaque seconde.
Les enfants l'intéresseraient moins, mais il s'extasie devant
eux pour approcher les
mères.
Monsieur Dehautecœur a la réputation d'un coureur de
jupons. Il réussit cependant le tour de force de se faire l'ami
des cocus. Le mari trompé ne peut imaginer que cet homme si
aimable, prêt au moindre service, disponible comme pas un, puisse
lui causer le plus infime préjudice. Il succombe comme les
autres à cet amour contagieux.
Le secret de Monsieur Dehautecœur tient en trois mots: il est
sincère. Il ne feint pas l'amour, il aime. Tout ce qui bouge,
tout ce qui vit. Avec une frénésie quasiment maladive.
Mais il exige la réciprocité: qu'un seul être
l'ignore et il en est désespéré!
A quoi tient ce pathétique besoin d'être aimé,
admiré, choyé, respecté? Il n'est point
disgracieux et ne cherche donc quelque revanche sur un physique
ingrat. Il a de la fortune, du talent
en affaires, un certain prestige en ville. Peut-être une blessure
secrète expliquerait ce désir incessant de
compenser...
J'oubliais: Monsieur Dehautecœur a une grande soif d'honneurs.
Citez son nom dans une gazette, donnez-lui un bout de ruban, dites-lui
qu'il est le plus beau, le plus intelligent, même en riant, qu'il
est le meilleur amant ou le plus sûr ami, et il rajeunit de dix
ans sous vos yeux.
C'est un cas: s'il avait vécu au Grand Siècle
(d'où il semble d'ailleurs s'être
échappé...), La Bruyère aurait fait son portrait.
Qui vous a fait ça?
Vous changez de dentiste, de garagiste ou de plombier. A chaque fois le
nouvel élu, après avoir jeté un œil sur le
travail du confrère qui l'a précédé,
laissera tomber accablé: Mais qui vous a fait ça?
À l'entendre, à demi-mot s'il a quelques scrupules,
à pleine voix s'il veut démolir la concurrence, vous
aurez l'impression d'avoir échappé à un danger
public. Vous avez une chance inouïe de l'avoir rencontré,
lui, et il va s'efforcer, mais ce sera difficile, de réparer les
dégâts...
Le plus inquiétant, c'est qu'il arrive à vous convaincre.
Vos caries ont été négligées, votre
embrayage bricolé, votre machine à laver
trafiquée par un incapable. La liste des erreurs
de « l'autre » est si longue que vous avez envie de
tomber à genoux pour remercier votre sauveur: il vous ouvre les
yeux, enfin!
Votre médecin est en vacances et vous êtes obligé
de consulter ailleurs. Là, le doute va être encore plus
insidieux. Sans carrément dénigrer son confrère,
le toubib vous dira: Nous allons changer votre traitement. Les
remèdes que je vous prescris sont « nouveaux »... A
mon avis, ils sont plus
« efficaces »... Il est bon maintenant d'essayer « autre chose »...
Jamais au grand jamais on ne fera l'éloge du
prédécesseur et les silences seront lourds de
sous-entendus. Mon Dieu, penserez-vous, étais-je vraiment entre
les mains d'un charlatan?
Bien entendu, si vous apportez une nouvelle fois votre clientèle
ailleurs, le même refrain reprendra: Mais qui vous a fait
ça! A croire qu'on ne peut se fier à personne, et que
vous êtes condamné à errer d'un sagouin à un
saboteur, d'un inconscient à un farfelu, d'un profiteur à
un voleur.
Faites quand même la part du feu: dire du bien d'un confrère est
probablement inhumain.
Allez à Soleil 6
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