OMER
préfère
le Désespoir des singes (2)
29. Les gens ont bon
coeur
Certes,
grâce aux exhibitions de L'Alpiniste, le nouveau clocher avait été
payé. Mais il pleuvait toujours dans la sacristie, et la statue de
saint Eutrope, patron de la paroisse, se couvrait de moisissures. Ce
qui n'était pas digne pour un ancien évêque d'Orange, même mort depuis
cinq siècles.
Le curé Pan-Pan se lamentait donc, dimanche après
dimanche, et ses sermons devenaient de plus en plus techniques. Ce
n'étaient que comparaisons de devis, estimations en mètres carrés et
sacs de ciment, calculs d'emprunts et d'intérêts. La conclusion ne
variait hélas jamais: il manquait toujours dix-neuf sous pour faire un
franc. "Vous devez faire un effort mes frères, le Bon Dieu vous le
rendra!" Exhortation qui ne touchait guère les paysans, qui auraient
souhaité un reçu.
Omer n'entrait pas dans l'église (il n'y a plus
de place, prétendait-il...), mais attendait ponctuellement la fin de la
messe en discutaillant sur le parvis. Les soucis de Pan-Pan finirent
par l'émouvoir, et il se décida à prendre les choses en main. Ciel!
Bientôt, on sut qu'il organisait une "Quête publique, laïque et
apostolique, pour la restauration d'un monument communal". Comme par
hasard, cette quête tomba le jour d'ouverture de la chasse. Omer et
Pan-Pan, fusil à l'épaule, entreprirent la tournée de chaque foyer. Le
curé, célèbre pour sa maladresse (il tirait toujours deux fois, pan,
pan, mais ne tuait jamais rien), posait négligemment son arme sur la
table de la cuisine...
- Attention, s'inquiétaient les mères, un
accident est si vite arrivé! Vous êtes sûr, Monsieur le curé, que votre
fusil n'est pas chargé?
Les billets sortaient. S'ils n'étaient pas assez gros, Omer
baladait son "douze" à hauteur des yeux, de façon
acrobatique.
- Doucement Omer! Tu vas éborgner le grand-père. Et éloigne ta pétoire:
tu te souviens quand tu avais oublié dans le canon une cartouche de
chevrotines qui a fini dans ton morbier?
On leur aurait donné toute la maison pourvu qu'ils tournent les talons!
Vous voyez curé, disait plus tard Omer à Pan-Pan, ce sont
de braves gens. Bien généreux. Il suffit de savoir leur
parler...
30. Une longue vie
passée à mourir
Toute sa vie, on l'a appelé "Le Mort". D'après Omer, l'habitude en
était venue à ses vingt ans, quand il fut requis pour le service
militaire. On le nommait alors simplement Aloïs-le-dernier, vu qu'il
était l'ultime enfant d'une série de huit. D'un caractère inquiet, il
prit très mal l'invitation de l'armée. Plusieurs mois à l'avance, il
commença sa tournée d'adieux auprès des parents, amis et alliés. Avec
une figure d'enterrement: "Sûr que vous ne me reverrez plus,
gémissait-il. Vous avez devant vous un prochain mort!"
Quand le
jour du départ arriva, tout le village était à l'arrêt du car. Chacun
le serra dans ses bras. Le maire fit un discours, parla de patrie, de
sang impur et de féroces soldats. On lui donna, témoignait Omer encore
jaloux, plus d'argent qu'aux autres conscrits et des provisions de
bouche pour tout un régiment.
La surprise, et il faut bien dire la
déception, fut d'autant plus grande quand on le vit revenir
quarante-huit heures plus tard. On l'avait réformé pour ses pieds
plats. Toute cette mobilisation pour rien! Tout cet élan pour un futur
héros candidat au monument aux morts, tous ces coeurs bouleversés pour
des prunes! On lui en voulut, il n'avait pas joué le jeu.
En
représailles, on le surnomma donc "Le Mort", ce qui ne le choqua pas.
Le rôle lui convenait et bientôt il annonça sa fin prochaine à tout
bout de champ. Au début, on le prit parfois au sérieux: le médecin
accourait en pleine nuit, l'ambulance se déplaçait les jours fériés,
les pompiers se précipitaient... Puis on s'habitua. Attends le dessert
pour mourir, lui répliquait-on agacé, quand il geignait au milieu d'un
repas de famille. De rage, il invectivait ses proches et refaisait son
testament.
Voilà comment Aloïs a passé son existence à défunter,
s'indignait Omer. Occupation qui demande une solide santé. A chaque
anniversaire il s'étonnait du sursis accordé, à chaque automne
promettait qu'il ne passerait pas l'hiver.
Aloïs enterra tous ses
contemporains. «Ces funérailles, comme c'est démoralisant,
larmoyait-il... Pour moi, ce ne sont que des répétitions!»
De sa
génération, “Le Mort” fut le dernier à rester en vie. Il mourut
bêtement, à près de cent ans, d’une indigestion de pets-de-nonne.
Excédé, le docteur avait refusé de se déplacer.
31. Quand l'amour est
borgne
Avec
des fous rires de bonheur, ils avaient grimpé sur la colline, jusqu'au
fauteuil rouge d'Omer. Pour lui annoncer qu'ils avaient décidé de se
marier. Celui-ci, qui avait été un des premiers à les voir sortir des
granges avec de la paille dans les cheveux, les attendait.
La
petite Lucette, yeux d'eau vive et bouche gourmande, était sa préférée.
Le Pierrot était un bon gars, qui avait ramené des diplômes de la ville
et un accent plus pointu. Mais personne n'est parfait.
- Omer, dis-nous comment on fait pour s'aimer toute la vie?
Il n'y a qu'à lui que les jeunes osaient poser ce genre de questions.
Même entre eux, le sujet était tabou. Les couples se défaisaient, se
succédaient, c'était normal. Les engagements définitifs, personne
n'avait plus le cœur assez frais pour y songer. Lucette et Pierrot? Un
prétentieux défi.
Omer savait pourtant que le vent tournait. Que la
mode des amours bout à bout avait lassé toute une génération. Que le
goût de l'absolu et des serments éternels reprenait le dessus. En
vérité, c'étaient ceux qui repassaient devant le maire et le curé qui
étaient désormais à l'avant-garde.
Riant avec eux, c'était plus facile, il leur dit donc des choses graves:
-
L'amour, c'est comme un être vivant. Il faut le nourrir, jour après
jour, par les temps de tempête ou de soleil, sinon il dépérit. Les
aliments qui lui conviennent sont de mille sortes. L'un des plus
connus, sont les enfants que l'on fait ensemble. C'est loin d'être le
plus efficace. En tous cas, ce n'est pas eux qui vous éviteront de vous
fatiguer l'un de l'autre... A mon avis, la meilleure nourriture, celle
qui est capable de requinquer votre amour chaque jour, est l'admiration
mutuelle.
- Je le trouve beau! s'exclama Lucette.
- C'est la plus jolie au monde, renchérit Pierrot.
- Je veux dire, étonnez-vous, expliqua Omer. Soyez fiers des qualités
de l'autre. De ses capacités, de ses réussites. Quand une femme énumère
avec complaisance les défauts de son mari, quand un homme s'étend sur
les insuffisances de sa femme, le ver est dans la cerise. Le mépris le
plus doux, la condescendance la plus tendre... Et tout est foutu!
Il faut toujours rester le héros de l'autre. Ne l'oubliez jamais.
L'amour est aveugle certes. Mais au début seulement. Ensuite, il n'est
plus que borgne.
32. Omer prépare le
vin de noces
Omer finit pas savoir qui avait déposé un âne sur son toit. Après
l'avoir encordé sur un élévateur de bottes de paille. Depuis, cette
bête sensible craignait les chats et l'ombre des cheminées.
C'était un coup du Firmin. Un mariolle qui faisait rire les
filles et jouait les gros bras. Il méritait une leçon.
L'occasion se présenta bientôt, quand ce coq de village décida
d'épouser l'opulente ferme des Bas-Prés, par l'intermédiaire de la
grasse Louise. Celle-ci n'était pas une beauté, dame non, mais unique
héritière. Avantage qui en vaut bien d'autres.
Le mariage fut
mouvementé (je vous raconterai ça plus tard), puis vint le moment où il
fallut apporter le traditionnel vin chaud aux "novis" (les "neufs", en
provençal). On avait laissé les jeunes mariés s'esquiver vers minuit,
sans chercher à les poursuivre, car une indiscrétion avait permis de
localiser le lieu de la nuit de noces.
Qui avait préparé ce fameux
vin chaud? Omer, bien sûr. Connaisseur de toutes les plantes, bonnes ou
mauvaises, il était réputé pour sa recette de la potion magique. Censée
être aphrodisiaque, et redonner des forces au marié pour de nouveaux et
victorieux assauts.
Omer concoctait d'habitude un mélange carabiné,
où entraient le romarin, la cannelle, la sariette, la menthe poivrée,
la sauge, le thym, la capucine... De quoi réveiller un mort! Dans ce
domaine, ses compétences étaient reconnues à la ronde, et ses philtres
d'amour se vendaient sous le manteau et les chemises de nuit.
Hélas! Pour le Firmin, il remit une diabolique mixture à base de
graines de courge et de coquelicot. Avec quelques autres ingrédient
secrets tout aussi amollissants.
Pauvre marié! Ce fut le fiasco
total, traumatisant. La Louise fut humiliée comme une jument de
printemps présentée à un cheval hongre.
La vengeance est parfois une tisane qui se boit chaude. Et ce vin de
noces fut pour Omer le coup de pied de l'âne.
33. Il y a moins de
petits bossus
Quelle belle jeunesse! s'extasiait Omer quand il regardait danser
garçons et filles à la fête du village. Ils ne connaissent pas leur
chance de n'être ni boîteux, ni bossus. Ou idiots. De mon temps...
De mon temps, poursuivait Omer, dans chaque famille il y avait
quelqu'un de tordu. Dans son corps ou dans sa tête. Misère! Cela
faisait beaucoup de laissés-pour-compte. Qui regardaient passer la vie
du bord du fossé.
Pourquoi tous ces malheurs? Certes, il y avait
les mariages entre cousins germains, pour que les champs ne se
morcèlent pas. Ce n'est pas bon pour les brebis, ce n'est pas bon pour
les hommes... Les incestes aussi, on n'en parlait pas, mais chacun
savait. Triste. La principale cause d'enfants difformes était cependant
les avortements ratés.
L'histoire, pitoyable, était toujours la
même: une fille avait cru aux promesses d'un journalier, la guerre
n'avait pas rendu un fiancé, une domestique avait dû se plier aux
désirs d'un fermier... (Je me souviens de la petite Marilou, dix-sept
ans, livrée à un de ces salauds). La "contraception", comme vous dites
aujourd'hui, c'étaient alors des trucs qui ne marchaient jamais.
Les filles se retrouvaient enceintes. Et seules. Dés que leur ventre
s'arrondissait, le village les rejetait. Honte pour elle et les siens.
Solution: le suicide, fréquent. Ou la faiseuse d'anges. L'aiguille à
tricoter.
Auparavant, les malheureuses avaient tout tenté pour
"décrocher" l'embryon: tisanes abortives, potions empoisonnées. Les
sauts, les coups dans le ventre. Les bains glacés. Puis les corsets
serrés pour cacher la faute. Imaginez les conséquences sur le foetus!
Quand la vie s'acharnait, quand de bonnes âmes obligeaient la jeune
fille, ou une mère déjà épuisée par sept ou huit enfants à mener à
terme l'accouchement, souvent hélas! c'est un être handicapé qui
naissait. Et l'on avait un tordu de plus au village, ou un "innocent".
Emu, Omer ajoutait: aujourd'hui, Marilou n'aurait pas mis au monde un
petit bossu...
34. Un travail de
Romain
« C'est une histoire bien triste, prévenait Omer. Qui
plaît aux dames. Il s'agit d'amour et d'eau
fraîche...»
Le feu de sarments crépitait, la bonbonne de clairette circulait, les
marmots se faisaient oublier: qu'on n'aille pas les mettre au lit!
« Romain, continuait Omer, habitait la ferme des Bois-Hauts, où le sol
est chiche. Il était tombé d'amour pour la fière Laurette, qui vivait
aux Grands-Champs, au pied de la montagne. Cinq kilomètres pour un
perdreau, s'il vole droit.
« Le père de la gamine aurait voulu un
gendre plus argenté. Pour décourager notre gaillard, il lui tint ce
discours: J'ai des terres, mais peu d'eau. Tu n'as rien, à part la
meilleure source de la commune. Construis un canal pour l'amener
jusqu'ici, et tu auras Laurette.
« Le Romain se mit au travail.
Prit sa pioche, sa pelle, sa brouette. Consacra tout son temps libre à
creuser. A creuser le jour, la nuit. Semaine après semaine, mois après
mois.
«Mais il n'était pas un perdreau: il lui fallait contourner
les collines, éviter les gros rochers, les bois épais. Souvent, il
s'arrêtait, brisé de fatigue. Il lui suffisait alors de regarder les
toits des Grands-Champs, tout en bas, d'apercevoir parfois le jupon
clair de Laurette, si petite, si loin, et un formidable courage lui
gonflait à nouveau le cœur.
« La tranchée s'allongeait. Elle
serpentait comme une couleuvre, interminablement. Le Romain dallait son
canal au fur et à mesure, avec des lauzes qu'il taillait, découpait,
ajustait, cimentait. Au bout de l'an, il n'avait pas fait le dixième du
parcours.
« Les années passèrent. La belle Laurette avait changé
d'idée et n'avait plus envie de ce prétendant qui s'obstinait à creuser
vers elle. Le père était embêté. Il y avait la parole donnée, avec son
poids d'honneur paysan, et aussi la tentation de cette eau précieuse,
de plus en plus proche.
« Un jour, il fut évident que le Romain
allait gagner son pari: dans un terrain plus meuble, son canal
progressait soudain à une allure record. Affolée, la fille alla
au-devant de son amoureux, et lui dit qu'elle ne serait jamais à lui.
Jamais.
« Que vous dire de plus? Il se noya en Durance. C'est pour
ça que la source canalisée, que vous appelez aujourd'hui "La Laurette",
s'arrête à huit cents mètres de la ferme des Grands-Champs. Personne
n'osa la prolonger, cela aurait porté malheur. L'eau se perd dans les
pierres: la nuit, on entend des soupirs et des larmes tomber. Les
filles en font boire à leurs amants. Pour les rendre fidèles et fous. »
OMER-fin