À quinze ans, en gardant les moutons pendant les vacances
d'été, j'ai appris une foule de choses essentielles qui
m'ont permis d'être plus attentif par la suite. La
différence entre un chef et un leader par exemple.
Ces deux notions, que l'on a tendance à confondre, sont clairement
définies dans un troupeau.
Le chef est imposé par l'autorité à des individus
qui ne l'ont pas choisi. Le leader est désigné par le
groupe lui même.
Face à ma cinquantaine de brebis, je représentais
l'autorité et déléguais mes pouvoirs de police
à un ou plusieurs chiens de bergers: les véritables chefs
du troupeau. Ils aboyaient, faisaient régner l'ordre,
houspillaient les traînards, réprimaient toute errance et
toute pagaille. Ils étaient craints, détestés, et
en même temps représentaient la sécurité
face à un danger extérieur.
En l'absence de bélier ou de bouc, leaders naturels qui se
seraient imposés par la force, mon troupeau reconnaissait
l'autorité d'un guide. La plupart du temps c'était une
chèvre au caractère fier, susceptible et bagarreuse,
d'une intelligence diabolique. Son ascendant charismatique
établi, elle menait «son» troupeau par le bout des
museaux et automatiquement se trouvait confrontée aux
chiens-chefs. Souvent, elle ne refusait pas le combat, du moins
quelques minutes, et ses coups de tête courageux lui valaient une
gloire encore plus grande.
Alors que je dominais totalement mes chiens, qui obéissaient
servilement au moindre de mes ordres, j'étais à la merci
d'une lubie du leader. Je redoutais les foucades de cette chèvre
indépendante, qui me narguait sans cesse, prenait des intiatives
farfelues et m'empêchait de rêvasser en paix.
Les sociétés réagissent comme un troupeau de
moutons. Une population, un pays, une nation respectent un leader, le
suivent, l'aiment. Parfois lui confient trop aveuglément leur
destin. Mais elles subissent un chef, même s'il travaille pour
leur bien, et n'aspirent qu'à le déboulonner.
Le mouton penseur
Qui a dit que le mouton était stupide? C'est en lisant Robert
Musil que j'ai découvert ce que je soupçonnais depuis
toujours: les ovins ne font semblant d'être idiots qu'en
présence de l'homme. Musil ne paraît d'ailleurs pas avoir
remarqué la profonde découverte qu'il fait, au
détour d'une phrase, et enchaîne sur de banales
considérations poétiques. Il continue de décrire
ses moutons vus sous tous les angles, sans se rendre compte qu'il rate
l'occasion de corriger à jamais leur image. Distraction
regrettable.
Car, il faut le réaliser, le mouton est un
penseur profond. Qui rumine de hautes philosophies, le regard perdu
dans ses mondes intérieurs. C'est Albert le berger qui me l'a
confirmé, en se curant les ongles avec son Opinel.
Il suffit cependant qu'un chien, ou qu'un humain
approche, pour que le mouton se camoufle sous un masque d'habile
imbécillité. L'expérience, les coups, le
bâton et les pierres, lui ont appris qu'à faire la
bête on gagne du foin. De la tranquillité. Personne ne se
méfie de vous. On peut vivre sans tracas, brouter dans les
garrigues, dormir avec le troupeau, en rond sous le soleil, pourvu
qu'on sache dissimuler sa sagesse et son goût de l'astronomie (le
mouton passe ses nuits à étudier les étoiles).
Musil et Albert étant deux
références sérieuses, je me dois de les citer
encore. Le premier: L'homme trouve le mouton bête. Mais Dieu l'a
aimé. Il compare souvent les hommes aux moutons. Faut-il que
Dieu ait entièrement tort?
Le second: L'amitié d'une brebis est plus difficile
à obtenir que celle d'une femme. Le chagrin est d'autant plus
intense, quand il faut la vendre ensuite au boucher. Notons ici
qu'Albert, malgré ses longs poils qui dépassent des
oreilles, est un grand sentimental.
Cela dit, pour avoir maintes fois observé des
moutons à la dérobée, je puis confirmer que leurs
yeux magnifiques deviennent rêveurs dès qu'ils se croient
seuls. On sent qu'ils ne sont que de passage en ce bas-monde, qu'il ne
s'agit que d'une insignifiante parenthèse, d'un avatar à
subir, et qu'ils attendent la fin de leur métamorphose avec
sérénité. Leur seul souci est de paraître
assez crétin pour qu'on leur fiche la paix.
J'ai peut-être eu tort de dévoiler leur jeu.
Bonheur, prospérité et petits fromages
J'ai beaucoup parlé de l'Homme ces derniers temps.
Préférence suspecte. Aujourd'hui, je vais
célébrer la chèvre. Animal peut-être plus
intéressant à étudier.
Il y a 10.000 ans que la chèvre accompagne l'homme, et
parfois le précède quand un chien de berger lui mord les
mollets. Elle peut ainsi dévaler une montagne en 12'35''05,
quelle que soit la hauteur de la montagne. C'est un des mystères
de la gent caprine, diabolique par plus d'un côté.
La chèvre a le plus beau regard du monde. "T'as de beaux
yeux, tu sais": cette phrase célèbre, reprise plus tard
par Gabin, a été prononcée la première fois
par un gardien de troupeaux sur les pentes du mont Parnasse. Ou
peut-être dans les collines de Corinthe. Les historiens ne sont
plus très sûrs.
Cette précision n'est pas apportée à
l'exposition "La capra campa" ("La chèvre vit"),
organisée au musée paysan de Valmaggia, à Cevio
dans le Tessin. Mais on y apprend bien d'autres choses passionnantes.
Et tout d'abord que l'ancêtre de la chèvre domestique, la
"bézoard", vit encore en Asie, où elle est menacée
d'extinction.
Hélas! Nous vivons la période de décadence
de la chèvre. Il y a un siècle à peine, on
recensait une population de 400.000 chèvres en Suisse,
réparties en 32 races. Il n'en reste que 70.000 aujourd'hui, et
très peu dans les Rues-Basses de Genève. Déprimant.
A Cevio, la chèvre est célébrée dans
tous ses états, tous ses avatars, toutes ses gloires. Celle de
Picasso y est citée avec celle de Walt Disney, celle de Monsieur
Seguin ("Et au matin, le loup l'a mangea"), y côtoie celle
d'Heidi. Joli troupeau.
On rappelle les grandes heures de son passé, quand elle
apparaissait sur les monnaies de la Grèce antique ou de la Rome
impériale. C'était alors un animal qui apportait bonheur,
prospérité, et petits fromages.
Le christianisme lui fit beaucoup de tort en en faisant l'image
du diable. Elle symbolise depuis la luxure, la sorcellerie, la
révolte néfaste, opposée à la douce brebis,
bêlante de résignation. Tant pis: que Dieu me pardonne ou
non, je préfère être chèvre plutôt que
mouton.
Les
pies, les loups, et les dinosaures
On me recommande: parlez de l'actualité. Je vais donc vous
parler des dinosaures. Quoi de plus actuel que les dinosaures? Ces
temps-ci, on nous les sert à toutes les sauces. Que l'on regarde
la TV, que l'on écoute la radio, que l'on ouvre un magazine...
Et paf! Vous tombez sur une de ces bestioles.
Tout en remerciant le ciel que le contraire ne puisse plus se
produire (quoique...), vous devenez prudent. Surtout que nous sommes
à la Chandeleur. Autrefois, à cette époque, on
sursautait quand on entendait crier les pies: elles prévenaient
de l'arrivée des loups. Et, je le suppose, des dinosaures.
Les loups, après un hiver de privations, sortaient des
bois pour croquer les chaperons rouges. Quand ils avaient très
faim, ils ne crachaient pas sur les autres couleurs. C'est pour
ça qu'on a longtemps vénéré les pies dans
les campagnes. Aujourd'hui il n'y a plus de loups et on empoisonne les
pies. La reconnaissance de l'homme, je vous jure!
Il n'y a plus de loups, mais il reste énormément
de dinosaures. Empaillés, en squelette, reconstitués de
façon artistique, c'est à dire hasardeuse. Dans les parcs
d'attraction, ils sont articulés et font peur aux parents. C'est
qu'ils doivent répondre, les pauvres, à des questions
impossibles: "Dis papa, c'est quoi un struthiomimus?"
Si vous ne répliquez pas aussitôt qu'il s'agit
d'une sorte d'autruche géante à longue queue, qui vivait
au Crétacé supérieur, vous perdez pas mal de
points dans le classement des meilleurs papas ("On t'apprenait quoi
à l'école, quand tu étais petit?").
Il est vrai que les savants pataugent eux aussi. Ils se
disputent toujours pour expliquer comment les dinosaures ont
été subitement exterminés. La dernière
théorie veut qu'un phénomène "énorme et
inconnu", ait bouleversé la vie sur terre il y a 500 millions
d'années. Ce n'est qu'ensuite que le processus darwinien
d'adaptation et d'évolution se serait enclenché.
Si vous êtes capable de répondre ça à
votre mouflet, puis de détourner rapidement la conversation sur
les loups et les pies, votre dimanche est sauvé.
Le harcélement sexuel chez la souris
Je parlerai aujourd'hui des merveilles de la nature. Qui restent
de la plus brûlante actualité. Sans nous en douter, nous
vivons sur une "terra incognita". Soyons sur nos gardes. Un instant de
relâchement, et on peut se faire agresser par cet oiseau
venimeux, le pitohui, que l'on vient de découvrir en
Nouvelle-Guinée. Personne n'en savait rien. Je redoute à
présent que l'on repère, plus près de nous, un
rouge-gorge aussi redoutable qu'un cobra cracheur. C'est à
frémir.
Autre révélation: on sait maintenant comment la
souris blanche, de la race Peromyscus Leucopus, échappe au
harcèlement sexuel. Et plus particulièrement à
l'inceste.
Un professeur de l'université de Corvallis (Oregon), qui
comme chacun sait doit publier abondamment pour justifier son salaire
et ses congrès aux quatre coins du monde, l'a compris
après plusieurs années d'observations. (Par le trou "de"
souris et non "des" souris": édifiant excercice de
français pour les classes primaires et au-delà...).
Pour détourner la concupiscence de sa parentèle
mâle, la bestiole avisée retarde sa puberté, ou
mieux, prend carrément le large. Son père et ses
frères ne peuvent ainsi commettre l'irréparable par
inadvertance. L'abâtardissement de la race est
évitée.
On découvre de nouvelles plantes chaque jour, de
nouvelles bêtes, mais on en perd plus encore. Octave Mirbeau, qui
fut humoriste, moustachu, et journaliste, nous a laissé le
récit de sa chasse au "concombre fugitif" (Cucumis Fugex A.
Al.). Je le cite, car cette traque avait commencé par une visite
à un botaniste genevois: "Un homme passionné et charmant,
H. Correvon, qui cultive dans ses curieux jardins de Plainpalais, tout
ce que la flore universelle peut donner de plantes
révélatrices de beauté."
Hélas! Justifiant son nom, le concombre fugitif a
totalement disparu depuis les années 1900. Il ne gicle plus ses
graines (son seul moyen de défense), à la figure de
l'insolent qui essayait de l'attraper. C'est triste.
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