Cette
soirée, Monsieur le juge, fut en tout point extraordinaire. Je vais
vous la décrire en détail. Peut-être allez-vous découvrir-là l'indice
que je ne saurais repérer. J'admire les gens de justice. Vous avez des
intuitions, vous sentez une piste, et tout à coup un éclair de lucidité
illumine toute l'affaire... Vous faites un métier passionnant. Si, si,
véritablement passionnant.
Comme recommandé, j'avais fait
des efforts : costume clair, cravate griffée, mocassins. Ce que j'avais
de mieux dans mes valises. Le grand salon du rez avait été débarrassé
de ses meubles, poussés dans les coins. Une partie de la pièce était
délimitée par une guirlande de lumignons disposés en demi-cercle :
c'était la scène. Devant, trois rangées de chaises, de fauteuils, de
tabourets. Tous les sièges de la maison rassemblés.
Petit-Louis
s'affairait à aligner quelques vases de plantes vertes. Lucie, habillée
comme une ouvreuse, petite robe noire qui moulait ses seins, me reçut
avec cérémonie. Ne répondit pas à mes sourires. Me conduisit vers le
meilleur fauteuil, le visage fermé. Puis disparut, suivie de
Petit-Louis. Je restai seul, au milieu des chaises vides, face aux
éclats vacillants des bougies.
Les minutes passaient, et peu à peu
un sentiment d'étrangeté m'envahit. On n'entendait pas un bruit dans la
vaste demeure. Les lumières avaient été éteintes, seules les lueurs des
lumignons faisaient bouger des ombres sur les parois. J'attendais. On
entendait le coassement des grenouilles monter de la nuit, faiblement
éclairée par la nouvelle lune. Un rossignol s'installa dans la glycine.
Que
se passait-il ? Pourquoi me laisser seul dans cette pénombre ? J'étais
de plus en plus intrigué. Mal à l'aise dans mon fauteuil.
Soudain,
un projecteur dessina un cercle de lumière sur la scène. Lucie
réapparut, un loup noir sur le visage et un papier à la main :
«
Mesdames, Messieurs, vous êtes venus de loin pour assister à ce récital
exceptionnel de Delphine et Clark Borgueil. De bien loin. Vous arrivez
du passé. Vous avez quitté le royaume de l'oubli, les enfers d'Hadès,
le paradis d'Allah, les anges des cieux... Vous n'êtes que des ombres,
mais chacune occupe sa place numérotée. Delphine et Clark Borgueil ont
dressé la liste de vos noms, chers amis et admirateurs disparus. Ce
spectacle est donné en votre souvenir. Quand vous étiez vivants, vous
les avez applaudis, encouragés, soutenus. Vous les avez acclamés les
soirs de première, vous les avez aimés. Leur talent vous ont aidé à
vivre. Vous avez ri et pleuré avec eux. Votre existence a souvent été
embellie, le temps d'un film, d'une pièce, par leurs performances
d'acteurs. Les hommes ont inventé le théâtre pour oublier leurs
souffrances et se rapprocher des dieux. Ce soir, une fois encore, cette
magie va réchauffer vos âmes flottantes. Parmi nous, un écrivain, qui
n'est pas encore mort. Il rédige les
“ Mémoires ” de Delphine et Clark. Évitez de le frôler de trop près. »
Un
écrivain qui n'est pas encore mort.... Cela jette un froid dans le dos,
Monsieur le juge. Cette mascarade commençait à m'indisposer. Lucie
avait à nouveau disparu, et je n'avais personne avec qui échanger une
bonne plaisanterie. À moins de rigoler avec des fantômes... Je
regardais les sièges vides. Qui les occupait réellement ? J'eus un
instant la tentation de me lever et de fuir. C'est à cet instant que
retentirent les trois coups, frappés par Petit-Louis avec le balai de
la cuisine.
Deux silhouettes se dressèrent, à gauche et à droite de
la scène. L'une était vêtue d'une robe blanche, ample, descendant
jusqu'aux chevilles. C'était Delphine et ses cheveux blonds. L'autre
était enveloppée d'une cape noire, coiffée d'un chapeau de berger.
C'était Clark Borgueil.
Ils allèrent lentement l'un vers l'autre, se
rejoignirent dans le rond de lumière, qui baissa d'intensité et devint
bleutée. Puis se tournèrent vers le « public ». Quel choc !
J'avais
devant moi, Monsieur le juge, une Delphine de vingt ans et un Clark de
quarante. Je crus d'abord à la magie d'un maquillage, à une tromperie
des éclairages. Mais non. Ils étaient là, à cinq mètres de moi,
rajeunis par miracle. Tels qu'ils apparaissent sur leurs photos de
l'époque, tels que les films nous les restituent.
Lourdement, Clark Borgueil mit un genou à terre, prit la main de
Delphine, et commença à déclamer :
« Le
temps s ' en va , le temps s ' en va ma dame ;
Las ! Le temps non , mais nous , nous
en allons ,
Et tôt seront étendus sous la lame ;
Et des amours desquelles nous parlons,
Quand serons morts, n'en sera plus
nouvelle,
Pour c'aimez-moi cependant qu'êtes
belle... »
Du
Ronsard Monsieur le juge, du Ronsard. À cet instant, mon esprit s'est
brouillé. J'étais mystifié par cet immense acteur, la réalité
s'effaçait. Je ne voyais plus qu'un jeune amoureux brûlant de passion.
Je ne voyais que sa fougue, son désir frémissant. Et j'entendais le
rire cristallin de Delphine :
«
.... Je vais vous parler à cœur ouvert. Vous m'aimez ; mais votre amour
n'est pas une chose bien sérieuse pour vous. Que de ressources
n'avez-vous pas pour vous en défaire ! La distance qu'il y a de vous à
moi, mille objets que vous allez trouver sur votre chemin, l'envie
qu'on aura de vous rendre sensible, les amusements de votre condition,
tout va vous ôter cet amour dont vous m'entretenez impitoyablement... »
Marivaux,
Monsieur le juge. Si, si, je vous assure. Mais durant cette tirade,
j'avais enfin compris : Delphine et Clark portaient des masques. Qui
reproduisaient de façon hallucinante leur visage d'il y a quelque
cinquante ans. Le grain de la peau, sa coloration naturelle, la
souplesse de la matière - du cuir ou un plastique très souple -, la
précision du modelé, l'adaptation parfaite aux contours des yeux...
L'artiste qui les avait confectionnés avait du génie. Les deux acteurs
portaient également des perruques, sans doute pour faciliter les
raccords. Le chapeau de Clark m'avait distrait sur ce point.
«
Ah... Tes paroles ont un feu qui me pénètre. Je t'adore et je te
respecte... J'aurais honte que mon orgueil tînt encore contre toi, et
mon cœur et ma main t'appartiennent... »
Excusez-moi,
Monsieur le juge. J'adore les classiques. Pas vous ? Il faut dire que
ce duo d'acteurs était sublime. Leur art intact, rien que pour moi. Car
les chaises vides... J'oubliais tout. Le théâtre est fait pour tromper
l'âme et le temps. Devant moi, Delphine, dans tout l'éclat de sa
jeunesse, et Clark Borgueil dans la splendeur de sa maturité.
Pardonnez-moi, laissez-moi vous citer encore ce texte d'Anouilh, que
Delphine interpréta avec la vivacité d'une ingénue :
«
On ne s'aime jamais comme dans les histoires, tout nus et pour
toujours. S'aimer, c'est lutter constamment contre des forces cachées
qui viennent de vous ou du monde. Contre d'autres hommes, contre
d'autres femmes... »
J'avoue Monsieur le juge. À cet
instant, je connus un tel bonheur que je bondis et applaudis
frénétiquement la fin de la tirade. Simultanément, des milliers
d'applaudissements éclatèrent et se mêlèrent aux miens. Des cris, des
sifflements, des trépignements. Une foule en délire dans ce salon
désert. De quoi devenir fou ! Heureusement, j'aperçus Lucie manœuvrer
un enregistreur dans la pénombre...
Comment vivons-nous Monsieur le
juge ? Dans la réalité, la fiction ? La frontière est fragile. Dans
quelle portion du temps me trouvais-je alors ? Il faut faire un effort
immense pour s'extirper de ces troublants voyages. Plus tard, j'appris
que ces applaudissements avaient été effectivement enregistrés il y a
un demi-siècle, au cours d'un gala des Borgueil. C'étaient donc bien
les bravos des ombres invitées à mes côtés qui crépitaient. Des
milliers de mains qui frappaient les unes contre les autres pour
fabriquer cette puissante houle. Des milliers de mains dont beaucoup
étaient mortes aujourd'hui. L'illusion avait été portée à son comble :
Delphine et Clark rajeunis, un public ressuscité. Magiques tromperies.
De celles qui laissent des traces dans nos certitudes.