L'exercice
le plus périlleux, pour un écrivain, est de décrire une scène d'amour
physique. Comment éviter la vulgarité? Le voyeurisme? Les mots dont il
dispose appartiennent, soit au langage le plus trivial, soit au
vocabulaire médical. Difficile d'éviter à la fois l'écueil de la
pornographie ou celui de la froideur.
S'il veut se réfugier dans une évocation poétique, l'échappatoire ne
sera pas satisfaisante. Les allusions, les métaphores, laissent les
lecteurs sur leur faim. Contourner ainsi l'obstacle est un aveu de
faiblesse, plutôt que de pudibonderie.
Autrefois la question ne se posait pas. On ne pouvait évoquer une telle
intimité et cette convention était bien confortable pour l'écrivain.
Quand il indiquait qu'un monsieur et une dame allaient pousser les
choses un peu loin, c'était toujours à la fin d'un chapitre. Il
laissait au lecteur le soin d'imaginer la suite et l'abandonnait sur le
seuil de la chambre à coucher. Il évitait ainsi de se fourrer dans un
guêpier littéraire!
Aujourd'hui il a de moins en moins le droit d'éluder le problème. On
attend de lui qu'il décrive avec invention et sensualité des attitudes
et des actes banals. Le piège est immense. Les plus grands auteurs s'en
sortent mal et continuent de fuir à l'ultime minute ... Experts des
frémissements de l'approche, de la montée du trouble et de la fièvre de
l'avant-émoi, ils renoncent à dépeindre la chaleur précise des chairs
qui se mêlent. Spécialistes des mille nuances de l'âme, ils échouent
trop souvent dans l'évocation des corps qui exultent. Les princes de
l'érotisme littéraire ne sont pas nombreux!
Finalement, ceux qui s'en tirent le mieux ont recours à un truc,
toujours le même: ils imaginent que l'un des protagonistes, la femme de
préférence, a une particularité, une habitude insolite, dont la
description, en marge de l'acte lui-même, suffit à apporter une bouffée
de sensualité.
Par manque de place, je ne peux citer ici que deux exemples. Dans
«L'Exposition coloniale», Erik Orsenna nous conte la vie amoureuse
d'Ann, une femme d'affaires qui ne consent à se donner que debout. Et
Yasunari Kawabata (Prix Nobel) nous parle d'une jeune fille qui refuse
obstinément de montrer à son amant son sein droit, pourtant tout aussi
parfait que le gauche ...
Que peut-il y avoir de plus beau qu'une jeune et jolie femme avec son
bébé? A chaque fois cette rencontre me plonge dans une pure allégresse.
Je me sens devenir bon et propre, à croiser cette triomphante
innocence. Avec des envies de crier «Noël!».
J'ai dit «jolie»: ne ricanez pas. La beauté du tableau ajoute à
l'émotion et vous ne verrez jamais de laiderons dans les Nativités.
Ces mères ravissantes ont d'ailleurs la séduction distraite. Leur
charme n'est plus dirigé vers l'extérieur, mais intériorisé. Pour un
temps, elles oublient leurs réflexes de conquête, tout entières
tournées vers l'enfantelet.
Leur beauté est apaisée. Ce n'est plus une machine de guerre amoureuse,
mais l'élément d'une harmonie sereine. On sent ces jeune mères
momentanément en marge des passions de ce monde, vivant entre
parenthèses pour les premières semaines de leur enfant.
Si elles restent belles, émouvantes et fragiles, c'est avant tout parce
qu'elles sont fières de leur bébé. Cette joie les illumine. Elles sont
attentives à le présenter partout.
Elles sont conscientes que l'ensemble mère-enfant doit être soigné. Que
des visiteurs peuvent surgir à l'improviste. Des bergers, des banquiers
ou des garagistes.
Des rois peut-être ...
L'enfant caressé
Le colosse talque les fesses du bébé. D'une main, énorme, il soulève
délicatement l'enfantelet, et de l'autre l'enduit de poudre douce. Il
rit. L'enfant gazouille, se laisse tourner et retourner comme une
crêpe, agite ses menottes vers la barbe blonde penchée sur lui.
Ce «nouveau père» lange son enfant avec dextérité, s'arrêtant à chaque
seconde, pour couvrir de bisous gloutons cette peau qui sent le lait et
l'eau de Cologne. Puis il le prend dans ses bras, sur son coeur, et le
bébe s'endort en écoutant le rythme apaisant qui sourd de cette immense
poitrine velue. Pas de risque qu'il la confonde avec celle d'une
deuxième mère! C'est bien autre chose, tout aussi important.
Cette scène, belle comme une Nativité, me fait une fois de plus râler
contre certaines théories de Monsieur Freud. En voyant ce père aux yeux
clairs embrasser en riant les fesses de sa fille de huit mois, je
repense à ses idées sur la sexualité infantile.
Freud, rappelons-le, fait des contacts physiques marquants de la petite
enfance une manifestation précoce de la sexualité adulte. Cette
interprétation, peut-être hâtivement adaptée, a donné à toute une
catégorie de parents (ceux qui veulent trop bien faire et font plus
confiance aux livres qu'à leur instinct), un gênant sentiment de
culpabilité.
Serait-il néfaste de se laisser aller à jouir pleinemenet des étreintes
de ses enfants? Embrasser trop passionnément son bébé, le cajoler, le
caresser, peut-il être compté, d'une certaine façon, pour une relation
qu'il faudrait appeler sexuelle?
Que non! Freud aurait pris le problème à l'envers. D'autres
psychanalistes ont affirmé depuis que ce sont les contacts physiques
adultes qui sont calqués sur les «imprégnations» infantiles, et non le
contraire. Théorie plus rassurante.
Un enfant caressé fera un adulte caressant, peu «coincé» dans ses élans
physiques. Ne bridez donc pas votre tendresse par de troubles
arrière-pensées. C'est le coeur qui a toujours raison.
Par intérim
Ses parents espéraient une fille (il y a des originaux), et ce fut lui
qui se présenta. Par dépit, ils le baptisèrent comme leur téléviseur:
Phillips. Puis remirent le métier sur l'ouvrage. Il n'était qu'une
erreur et dans leur coeur pas le véritable titulaire.
Ce rejet initial scella son destin. Phillips devint dans la vie un
éternel remplaçant. Déjà, dans l'équipe de foot de son école, il
restait toujours le douzième homme, assis sur le banc, priant sans
cesse pour que l'un des joueurs se casse la jambe. Plus tard, au temps
des premières amours, il passa son temps à consoler les demoiselles. A
chacune de leurs déceptions il faisait l'intérim. Acceptable, sans
plus, il bouchait les trous, enfin je veux dire qu'il profitait des
miettes de tendresse laissées par les autres.
Il se maria avec une veuve nantie de deux enfants et ne put jamais
conserver un travail stable. Phillips se résigna à faire les choux gras
des agences temporaires et passa quarante ans de sa vie à voler d'une
place à l'autre. L'habitude aidant, il n'aurait d'ailleurs pas supporté
la tête d'un même patron plus d'un mois dans le meilleur des cas,
quarante-huit heures dans les autres. L'intérim a aussi ses avantages.
Phillips sut tirer parti de l'un d'entre eux. Il eut toujours
d'adorables maîtresses, qui l'appelaient haletantes dès que leurs maris
«partaient à Berne» (1). Il se glissait alors dans les draps du
légitime avec un sentiment de douce, très douce revanche. Remplaçant?
Dans ces moments-là il considérait cet état comme une exaltante
vocation.
(1) Expression suisse qui signifie
que les hommes s'absentent pour aller siéger aux Chambres fédérales.
L'armée de milice, qui mobilise périodiquement leurs époux, est aussi
très appréciée des femmes infidèles.
Les cueilleuses d'olives
Elles se hissaient sur la pointe des pieds, les cueilleuses d'olives.
Cambraient la taille, levaient les bras, ce qui faisait saillir leur
poitrine, tendaient leur ventre en avant. .. Et me regardaient en
riant.
J'avais quinze ans. Je me disais alors qu'une femme ne pouvait faire de
geste aussi beau, aussi troublant. Je n'ai pas changé d'avis depuis.
Que de grâce dans cette attitude! Pourquoi aucun peintre, aucun
sculpteur n'a eu l'idée d'immortaliser une de ces noiraudes aux yeux
brillants? Les Grecs auraient quand même dû se détourner de temps à
autre des beaux jeunes hommes ...
L'époque des cerises, puis des abricots, n'était pas mal non plus. Les
petites cueilleuses revenaient et, cette fois, avaient abandonné
lourdes jupes et fichus. Le mistral ne mordait plus leurs joues, elles
découvraient leurs jambes. Ayant grimpé dans l'arbre, je me récitais
avec ivresse des vers de Daudet: «Si vous voulez savoir comment, nous
nous aimâmes pour des prunes, je vous le dirai doucement. .. »
Les filles criaient tout en bas, levaient vers moi leurs bras dorés et
leurs corsages se gonflaient à craquer. J'essayais de ne penser qu'à la
musique des vers et aux charmes des conjugaisons: nous nous aimâmes,
vous vous aimâtes, qu'ils aimassent... J'étais jeune, il faut me
pardonner.
Mais je lorgnais quand même du coin de l'oeil, surveillais les branches
basses qui allaient nécessiter de la part des belles une gymnastique
suggestive, me penchais vers ces fruits triomphants ... Je
m'interrogeais: pourquoi corsage rime avec sage?
Et crac, saloperie de bois d'abricotier, je tombais de l'arbre!
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